A titre d’illustration de l'importance de l'érosion de la diversité fruitière, voici quelques exemples. Après l'âge d'or de la création de variétés fruitières en Belgique qui s'étend de 1760 à 1850, le pomologue Gilbert (1874) a recensé environ 1100 variétés de poires et une soixantaine de pommes issues d'obtenteurs belges sans tenir compte des variétés locales dites "paysannes". André Leroy (1867, 1869, 1873) dans son Dictionnaire de Pomologie décrivait 915 variétés de poires et 527 variétés de pommes. A Liège, les pépinières Galopin (1871) commercialisaient à cette époque environ 700 variétés de poires et 400 variétés de pommes et enfin comme apogée, en 1895 les célèbres « Etablissements Horticoles Simon-Louis Frères » en Lorraine, publiait leur catalogue où sont mentionnées pas moins de 900 variétés de pommes et 750 de poires, 198 de prunes, 197 de cerises, bigarreaux, amarelles, griottes et 183 de pêches, brugnons et nectarines. Un demi-siècle plus tard, au catalogue de 1942 des célèbres pépiniéristes Chotard de Gosselies, on retrouvait encore 100 variétés de poires et 100 variétés de pommes et en 1985, les mêmes pépinières Chotard ne proposaient à la vente plus qu'une vingtaine de variétés de poires et de pommes.
Les fruits et légumes aujourd’hui disponibles sur le marché sont ceux sélectionnés selon les critères actuels des filières de production et de commercialisation. Dans le futur, les goûts, les formes, les qualités gustatives et nutritionnelles vont sans doute tout à fait évoluer et il y aura aussi une demande croissante pour des fruits et légumes cultivés suivant des méthodes moins consommatrices d’intrants et toujours plus respectueuses de l’environnement. Il est donc indispensable de conserver une diversité suffisante d’anciennes variétés qui présentent une large panoplie de caractères intéressants de rusticité, de résistance aux maladies, d’arômes, de goûts, de couleurs, d’usages, de propriétés diététiques,… car, l’avenir de l'amélioration des plantes - non seulement en matière d'amélioration de la résistance aux maladies et aux ravageurs mais aussi pour ce qui concerne tous les autres caractères agronomiques - dépend justement des réserves de variabilité génétique que constituent ces anciennes variétés. Heureusement, les reliquats d’anciens vergers hautes tiges et les jardins d’amateurs de plus en plus motivés, jouent un rôle inestimable vis-à-vis du maintien de la biodiversité des plantes cultivées et chacun de nous peut, à son niveau, participer très efficacement au maintien de la biodiversité naturelle et d’une diversité fruitière en particulier.
Ces variétés anciennes constituent donc un précieux patrimoine historique et culturel, et représente un riche réservoir génétique indispensable à la préservation de notre biodiversité. Un pool génétique incontournable pour créer de nouvelles variétés mariant rusticité, qualité et productivité. Le développement d’une arboriculture écologique en a besoin !
Dans nos régions, des pionniers passionnés ont pris conscience qu’il était urgent d’agir ! Grâce à l’aide du public et des médias, ils ont été les premiers à organiser des campagnes de prospection pour sauvegarder les anciennes variétés en voie de disparition ainsi que les savoir traditionnels qui leurs sont liés. Leurs travaux et ceux de leurs successeurs ont permis de préserver ce patrimoine. Nous songeons en particulier à Charles Populer qui dès 1975 a entamé son programme de recherche intitulé « Ressources génétiques et résistances aux maladies des arbres fruitiers » où il créa les premières collections d’anciennes variétés au Centre de Recherches de Gembloux et à René Stievenard, créateur du Verger conservatoire régional du Nord-Pas-de-Calais en 1984. Précurseurs dans leur volonté de sauver à tout jamais une telle richesse, ils ont d’abord prospecté et arpenté la région à la recherche des variétés locales, sauvé et multiplié ce qui pouvait l’être.
La collection de biodiversité fruitière rassemblée à Gembloux est, actuellement, l'une des plus importantes d'Europe tant par le nombre d'accessions que par la diversité et l'originalité du matériel qu'elle contient soit, 1650 introductions de variétés et sous-types de pommes, 1200 de poires, 350 de prunes, 90 de cerises, 80 de raisins, 70 de pêches et enfin 25 de figues ; du côté français, le CRRG possède également une vaste collection d’anciennes variétés fruitières qui comprend 700 accessions de pommes, 390 de poires, 170 de prunes, 170 de cerises, 40 de vignes et 15 de pêches. Ensemble, les deux collections rassemblent donc près de 5000 accessions fruitières !
Pour être conservées et évaluées de manière scientifique, les variétés sont cultivées sur plusieurs sites. Une particularité exceptionnelle de nos deux institutions transfrontalières est de centrer la majorité de leurs travaux sur l’évaluation des anciennes variétés dans des vergers qui ne subissent aucun traitement phytosanitaire. Dans ces conditions, on peut observer le développement des maladies et ravageurs et surtout les comportements de défense, de résistance et de tolérance des variétés. Outre le comportement vis-à-vis des maladies et ravageurs, des relevés systématiques sont réalisés chaque année – durant minimum 5 à 6 ans - en vue de caractériser les périodes de floraison, le port des arbres, la production, la qualité gustative, l’usage, la conservation,…tous caractères qui vont enfin permettre de valoriser au mieux chacune des variétés et d’en relancer certaines via leurs réseaux de pépiniéristes multiplicateurs.
Si la majorité des variétés anciennes locales est sauvegardée, des variétés originales non connues peuvent être encore aujourd’hui retrouvées. C’est ainsi que de nouvelles variétés ont été découvertes lors de prospections menées en 2011 en Avesnois et au sud de l’Entre Sambre et Meuse.